Le 25 Mars 2016 : Incipit

(c’est un incipit un peu long et pas forcément des plus réussis, mais voilà comment débute l’histoire d’Aveline)

Lorsque Kelly rentra de l’école, elle trouva Abby assise sur les marches du perron, devant la maison. Appuyée en arrière sur ses bras, elle regardait le ciel, gigotant les orteils qu’elle avait délivré de ses bottines et de ses bas. Un brin d’herbe chatouillait ses doigts de pieds, la faisant gigoter par moment.

L’enfant jeta son cartable en bas des escaliers avant de demander :

« Qu’est-ce que tu fais ?

Je regarde le soleil couchant.

Pourquoi ?

Pour m’en souvenir plus tard. Parce que c’est joli » ajouta-t-elle, anticipant la question suivante. Elle tapota la marche près d’elle pour inciter l’enfant à venir s’y asseoir. Kelly envoya ses chaussures valser dans le gravier de l’allée.

« Mais c’est le même soleil qu’hier, pourquoi tu le regardes encore aujourd’hui ? » Abby repoussa une mèche de ses cheveux que le vent doux venait de coller sur ses lèvres et elle s’étira. Les deux mains contre ses reins, elle fit craquer quelques vertèbres maltraitées par le travail minutieux qui l’avait occupé toute la journée.

« Comment s’est passée ta journée ? » éluda la jeune femme.

Kelly fit la moue et se mit à tripoter un fil qui dépassait au bas de sa robe, défaisant un peu plus l’ourlet déjà bien décousu.

« On a commencé les fractions aujourd’hui. C’est compliqué, j’y comprends rien. Et puis Margaret arrête pas de parler, j’me suis fait disputer plusieurs fois à cause d’elle. Et j’suis tombée par terre à la récréation, me suis fait mal. Regarde, ordonna-t-elle en brandissant sous les yeux d’Abby sa main écorchée. Melle Laura m’a dit que ma voix n’était pas gracieuse et mes manières celles d’une petite sauvageonne. J’me suis endormie après manger, pendant le cours d’Histoire, me suis encore fait disputer. C’était pas une bonne journée, j’avais juste envie de te rejoindre pour que tu m’apprennes à faire le gâteau comme tu m’as promis. Tu le feras, n’est-ce pas ? Tu as même craché par terre pour jurer ! » Abby pouffa de rire avant de répondre :

« Bien, sûr, je le ferai. Mais d’abord, reste tranquille et regarde le soleil couchant. Dis-moi, il n’y a rien eu d’amusant dans ta journée ? À aucun moment ne t’es-tu dit « j’ai réussi ! » ? »

Kelly fronça les sourcils lorsqu’elle commença à réfléchir, mais bientôt son expression s’apaisa. Elle regarda le ciel qui changeait de couleur, le vent qui jouait dans les feuilles des arbres et les papillons qui cherchaient un abris pour la nuit. Elle se mit à rire lorsqu’elle vit le gros grillon mécanique chargé de les réveiller le matin, qui escaladait maladroitement le toit en attente du prochain levé de soleil, en retard comme toujours.

La petite fille se tourna alors vers Abby et dans la lueur parme du crépuscule se mit alors à lui raconter toutes les petites joies de sa journée. Elle en trouva bien plus que de malheurs et ne s’arrêtait plus de parler. Abby la serra contre elle et l’embrassa sur le front:

« Tu comprends maintenant pourquoi je regarde le soleil couchant. À chaque fois, je m’efforce de me souvenir de toutes les petites joies qui illuminent mon quotidien et je me rappelle que la vie vaut la peine d’être vécue. Je me souviens des gens que j’aime, je fais le tri entre mes expériences et je cherche ce que j’ai réussi chaque jour. Ainsi, même lorsque je pense avoir passé une mauvaise journée, je me sens de nouveau prête à affronter la nuit et le lendemain. »

Kelly approuva gravement. Elle n’était pas sûre de comprendre toute la teneur de ces propose, mais elle sauta sur ses pieds, le sourire aux lèvres. Puis, elle courut vers la cuisine et lorsqu’Abby entra dans la cuisine, la fillette avait déjà posé sur la table farine, rhubarbe, sucre et était debout sur un tabouret afin de dénicher les épices.

Après le dîner, Abby coucha Kelly qui s’endormit instantanément, le ventre bien rempli. Abby rejoignit Henry qui travaillait debout à l’établi comme à son habitude. La jeune femme qui préférait s’asseoir tira un haut tabouret dégoté dans un bar, et s’installa après avoir allumer une seconde lampe à huile de pierre. Elle glissa une montre à gousset sous l’énorme lampe et prit la pince pour effectuer les derniers rouages. Elle travaillait depuis l’aube sur cet ouvrage. Une pièce était voilée, empêchant la longue aiguille de parcourir sa course habituelle. Elle avait dû démonter la montre, extraire le mécanisme abîmé, le redresser, puis le réinsérer. Il ne lui restait plus qu’à remonter le mécanisme pour qu’elle fonctionne à nouveau. Un coup de chiffon pour lustrer le tout et le client serait content.

Lorsqu’elle releva la tête, le front en sueur, la montre laissait entendre un tic tac régulier. La jeune femme s’étira et fit craquer ses lombaires. Son corset comprimait son thorax lorsqu’elle était ainsi penchée sur son ouvrage, mais il était aussi peu lacé que le permettait la bienséance. Abby surprit le regard d’Henry qui la fixait sûrement depuis un bon petit moment.

« Tu as terminé ? s’enquit-il ?

Oui, apparemment elle fonctionne.

Laisse-moi vérifier. » Abby lui tendit le bijou et l’horloger posa sur son nez aquilin une paire de lunettes aux verres épais qui lui donnait l’air d’une libellule. Tandis qu’il examinait l’objet avec attention, Abby observait quant à elle son maître qui lui avait tant appris. Même s’il n’était âgé que d’une cinquantaine d’années, Henry avait été usé par la vie. Veuf, père de deux enfants dont l’aînée faisait son service militaire, il avait la peau blanche et fripée par le manque de soleil. Des rides profondes marquaient son visage, lui donnant néanmoins un charme qu’il ne devait pas avoir dans sa prime jeunesse. Passionné par son travail, la jeune femme avait eu du mal à s’immiscer dans sa vie.

En arrivant dans la région, Abby avait entendu dire qu’il était le meilleur maître horloger et avait décidé d’apprendre tout ce qu’il pourrait lui enseigner. Mais lorsqu’elle s’était présentée à sa porte, il avait refusé tout net, sans même chercher à connaître ses motivations. Il referma la porte, expliquant du bout des lèvres, déjà concentré sur le travail qu’il venait de laisser, qu’il n’avait pas le temps pour former une apprentie, surtout une jeune femme qui n’y connaissait rien. Il ne cherchait personne pour reprendre sa boutique et ne voyait pas l’intérêt de perdre son temps avec elle.

De toute évidence, la jeune femme s’était préparée à cette réponse, car elle se contenta de s’asseoir sur le perron. Lorsque Kelly rentra de l’école, elle discuta un peu avec l’enfant, lui offrant une couronne de pâquerettes qu’elle avait faite pour passer le temps. Kelly rentra finalement chez elle, appelée par son père, mais la mystérieuse jeune femme, ne s’en alla pas. Elle dut pourtant quitter le perron, car si elle était toujours là le lendemain matin, elle tenait dans ses mains des briochettes aux pralines encore tièdes. Abby les partagea avec Kelly et lui recommanda d’être prudente en se rendant à l’école, puis elle se replongea dans une longue méditation, observant les vies minuscules qui se jouaient autour d’elle. Un araignée qui tissait sa toile, le reflet du soleil dans la petite mare qui clapotait sous la brise, le ballet des oiseaux qui construisaient leur nid sous le grand saule.

Le soir venu, elle était toujours au même endroit. Henry qui n’était pas sorti de chez lui ne s’en était pas rendu compte, mais Kelly, amadouée par les pâtisseries et l’air doux de la jeune femme, tenta de convaincre son père de la laisser entrer. Henry ne pouvait rien refuser à sa fille. Il la mit au lit et sortit de chez lui alors que la nuit était déjà tombée. L’ouverture de la porte réveilla en sursaut la jeune femme qui se tourna vers lui. Les bras croisés, adossé dans l’encadrement de la porte, il demanda :

« Qu’est-ce que tu veux ? » Abby se releva et grimmaça en sentant des fourmillements remonter le long de ses jambes et épousseta sa robe.

« Apprendre, tout simplement. Vous regarder travailler, comprendre votre métier. Si vous acceptez de m’enseigner votre art, je vous aiderais dans les autres tâches de la maison. Si vous acceptez de me loger, je ferais la cuisine et je ne demande aucun salaire.

D’accord. J’ai horeur de m’occuper de la lessive, tu le feras pour moi ?

Bien sûr. Quand puis-je commencer ?

Demain matin, à l’aube. Ne sois pas en retard. Mais je te préviens, si ton travail ne me convient pas, tu iras voir ailleurs. Si tu abîmes un ouvrage ou un de mes outils, tu auras même intérêt à déguerpir très vite. Après m’avoir remboursée, évidemment.

Évidemment » approuva la jeune femme. Elle tendit la main et serra celle de son nouveau maître. Puis Henry retourna de nouveau chez lui et ferma la porte.

Abby s’en retourna au bourg où elle louait une chambrette à l’auberge afin de prendre un peu de repos et de payer sa note.

Le lendemain matin, elle était devant la porte au moment où le grillon mécanique commençait son étrange chant éraillé.

Henry n’avait pas regretté son choix. Non seulement ce fut l’apprentie la plus assidue qu’il eut jamais connue, mais la présence dans d’une femme dans le foyer changea totalement sa vie. Comme promis, Abby s’occupa de la cuisine, de la lessive et du ménage. Elle s’entendait parfaitement avec Kelly, occupant la fillette, lui faisant faire ses devoirs et la mettant au lit, laissant à Henry le temps d’avancer sur de nombreux travaux en retard. La jeune femme réchauffa même la couche de son maître, longtemps délaissé d’une présence féminine.

Ce fut d’ailleurs dans celle-ci, alors qu’ils reprenaient leur souffle, qu’Henry dit en caressant les cheveux de sa compagne :

« Tu es vraiment l’apprentie la plus douée que je n’ai jamais eue.

Merci, fit la jeune femme en se trémoussant contre lui.

Pour la montre, précisa l’homme, riant néanmoins. Tu as fait d’énormes progrès en très peu de temps. Je pense que tu seras bientôt prête pour l’épreuve finale.

L’épreuve finale ? De quoi s’agit-il ? Tu vas m’abandonner toute seule dans une grande forêt, comme cela arrive si souvent à la fin du service militaire ?

Bien sûr que non. En revanche, tu pourrais regretter cette éventualité. Je vais te demander de créer une montre. Du début à la fin. Chaque pièce, chaque mécanisme, assembler le tout et que cela fonctionne. Tout en restant esthétique. Ce sera ta pièce maîtresse et si j’en suis satisfait, tu pourras prétendre à devenir apprentie horloger.

Ne le suis-je pas déjà ?

Non, tu n’en es qu’aux préliminaires de l’apprentissage. On ne devient pas horloger du jour au lendemain. Mais avant tout, j’aimerais savoir ce que tu cherches réellement… » Abby s’immobilisa, la température dans la chambre chuta d’un seul coup.

Henry se redressa sur un coude et demanda, l’air grave :

« Je t’ai vu écrire ton nom. AB-by. Ce sont tes initiales, n’est-ce pas ? Pourquoi me caches-tu ton véritable nom ?

Tu as vu juste, admit-elle en rosissant légèrement. Je m’appelle Aveline Bilguen.

Pourquoi es-tu là… Aveline ?

C’est une… longue histoire. Pas très drôle de plus…

La nuit nous appartient, je suis prêt à t’écouter. »

Henry ramena la couverture sur les courbes voluptueuses de sa compagne et attendit qu’elle se confie.

« J’ai une fille, Théodora. »

Sujet du 26 Mars : Acide

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7 commentaires pour Le 25 Mars 2016 : Incipit

  1. Herb'au logis dit :

    ton texte est sympa, ça permet de bien situer les personnages, mais… c’est pas plutôt un chapitre? plutôt qu’un incipit? Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris ce que c’est exactement : un prologue? Une introduction? un avertissement?

    voilà, pour ma part, je vais être bien en peine d’écrire un incipit vu que je n’ai pas l’intention d’écrire un roman ! Au moins le thème du jour m’aura instruite, j’avoue qu’il m’a fallu chercher pour connaître la signification de ce petit mot, d’autant que je n’ai jamais fait de latin, ça ne me disait donc pas grand-chose.

    A l’instar d’Anne Sylvestre dont je viens d’acheter le premier livre : « Coquelicot et autres mots que j’aime », si je me lançais dans l’écriture, inspirée par ce défi, c’est peut-être ce genre de livre que j’écrirais.

    L’incipit pourrait alors être :
    « Des mots choisis. D’autres mots qui s’invitent. Pour vous emmener avec moi dans le tourbillon de mon imagination. Des mots pour vous transmettre certains souvenirs, souvent insignifiants, mais installés dans ma mémoire. Des mots vivants, vibrants, ou bien des mots tout doux. Des mots que j’ai envie de partager avec un lecteur indulgent, ou curieux. »

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    • l’incipit, c’est le début. En l’occurrence, mon début est effectivement long, mais le couper après la partie tarte à la rhubarbe avait moins de sens.
      du coup, c’est un sujet assez libre 🙂

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  2. LadyButterfly dit :

    En fait, l’incipit est très libre: ça peut être une phrase comme « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (incipit de « du côté de chez Swann  » Proust – je ne sais pas pourquoi c’est le 1er qui me vient à l’esprit) ou  » « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » ( autre incipit célèbre – « LEtranger  » – Camus – je ne me souviens que de la 1ère phrase en règle générale).
    Mais l’incipit peut être de la taille d’un paragraphe comme d’un 1er chapitre.
    Autres incipit:
    « “In a hole in the ground there lived a hobbit. Not a nasty, dirty, wet hole, filled with the ends of worms and an oozy smell, nor yet a dry, bare, sandy hole with nothing in it to sit down on or to eat: it was a hobbit-hole, and that means comfort.” The Hobbit – Tolkien

    « I had a farm in Africa at the foot of the Ngong Hills. The Equator runs across these highlands, a hundred miles to the north, and the farm lay at an altitude of over six thousand feet. In the day-time you felt that you had got high up; near to the sun, but the early mornings and evenings were limpid and restful, and the nights were cold. » Karen Blixen – Out of Africa (on l’entend au début du film aussi).
    Bon, et j’arrête ^^

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  4. Je ne savais plus ce que ce mot signifiait. Il m’aura permis de relire les premiers textes écrits pour ce challenge…
    http://randonnezvousdansceblog.blogspot.fr/2016/03/defi-365-jours-decriture-85.html

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